CORRESPONDANCE
Février 2022
Bonsoir Jean-François
L'empreinte, l'intime, paysage intérieur, l’infiniment petit dévoile l'infiniment grand..., magnifier l'insondable..., cette recherche me plaît ...s'engager pour continuer, c'est une solution.
Forme, contenu...une recherche parmi tant d'autres....
Le jeu. 3 févr. 2022 à 19:54, Jean-François Clément a écrit :
ma très chère Corinne,
Quelques remarques :
Il faut, pour commencer, entrer dans la peau de Thésée pour explorer le site qui montre l’œuvre Silex. Car il s’agit d’un vrai dédale en construction. On ne peut voir que les aspects externes du labyrinthe, des images avec des noms d’artisans. Ce n’est qu’ensuite que l’on voit que ces images sont elles-mêmes des menus déroulants, mais que les noms des artisans ne sont pas totalement identiques dans la galerie des portraits (ou la styliste Annick n’apparaît pas) et dans un autre menu déroulant. De plus, les artisans ne sont pas classés de la même manière dans le projet Silex et dans la collection des carrés 379 qui lui correspond. Ensuite on découvre que les diaporamas qui circulent assez rapidement peuvent être momentanément ou totalement interrompus. On constate aussi que les photos, initialement présentées avec une petite taille, existent aussi en grand format et qu’on peut alors en distinguer les détails. Mais comme aucune indication n’est donnée, c’est une conquête progressive qui oblige à repasser plusieurs fois par les mêmes couloirs. Mais ce que l’on ne sait pas encore en entrant dans ce labyrinthe, c’est qu’un monstre s’y trouve en son milieu.
Cette œuvre de Corinne Costa Erard, qui est aussi sa plus récente, est d’emblée totalement paradoxale. L’artiste est connue pour avoir tenté à plusieurs reprises de créer des prototypes d’œuvres radicalement nouvelles. En effet, celles-ci utilisaient des matériaux nouveaux ou des propriétés de la matière ou de la lumière qui n’avaient pas encore été mises au service de la création artistique. En introduisant des procédés et des matériaux nouveaux, Corinne Costa Erard a défriché des domaines encore inexplorés. Les freins ont été les coûts des expérimentations et les difficultés d’établir des ponts durables entre scientifiques et artistes. Ce faisant, Corinne Costa Erard a été pleinement une artiste chercheuse soucieuse d’explorer des possibilités de l’art contemporain dans le prolongement et le dépassement de l’art moderne. Elle s’est ainsi fait connaître comme défricheuse d’avenirs possibles.
Or l’ensemble des artefacts qui constituent l’œuvre dénommée Silex, produite entre 2020 et 2022, une œuvre encore inachevée à l’heure actuelle, sont tournés, du moins en apparence, vers le passé. Mais ce n’est là que l’apparence, car les images produites, qui reproduisent des gestes d’artisan ou de personnes pratiquant le petit élevage, sont d’abord saisies par la vidéo ou la photographie avant d’être transformées, pour certaines, par des procédés rendus possibles par des logiciels de traitement de l’image avant de devenirs des peintures à l’acrylique.
Tout part l’idée selon laquelle tout objet correspondant le mieux à sa fonction serait beau. Cette idée est manifestement fausse et n’est bien évidemment qu’une impression. On le voit d’emblée avec une collection de silex anciens produits durant les différents âges de la préhistoire. L’historienne qui a inspiré cette création montre de tels objets. Mais elle fait une sélection draconienne parmi les silex en éliminant la quasi totalité des silex connus. On ignore totalement, par ailleurs, si ce qui correspond à nos critères actuels du beau pouvait exister et provoquer un jugement de beauté, il y a quelques dizaines de milliers d’années et si on n’est pas simplement en présence d’une illusion reposant sur un anachronisme.
Les techniques montrées sont, dans cet ensemble, très anciennes pour certaines, et récentes pour d’autres comme celles que l’on voit mises en œuvre pour l’apiculture qui ne datent que du XIXe siècle. On pourrait ajouter que l’ancienneté n’est en rien un gage de la meilleure fonctionnalité possible. Il faudrait donc d’abord définir ce que l’on croit être le « meilleur ». Ceci impose de rester circonspect, ce qu’on imagine à un moment donné être le meilleur risque d’être remis en cause à tout moment.
On observe donc qu’une artiste très inventive et tournée vers de multiples futuribles choisit préférentiellement des artisans perpétuant des traditions. Alors qu’il existe aujourd’hui des mouvement appelés « crafts 3.0 » qui sont animés par des artisans chercheurs qui cherchent à mixer des savoirs-faire très anciens avec des techniques très récemment apparues, qui font apparaître des fils de verre afin de créer des tissu très légers et transparents réalisés avec ce matériau, qui utilise des radiateurs biodégradables utilisant la thermochromie dont les teintes changent sans cesse en fonction des températures. D’autres réalisent des œuvres avec du bois élastique ou projettent des héliogravures sur du cuir. Ces artisans, tous tournés vers l’avenir, cherchent à mettre au point de brevets et donc de procédés industriels. Ils font douter, par la multiplication de leurs gestes augmentés et le recours à des matériaux jusqu’à présent inconnus, des oppositions qui ont existé jusqu’à présent entre artisanat et design, artisanat et industrie, voire artisanat et art. Certains d’entre eux vont jusqu’à découvrir des fonctions jusqu’alors inexistantes.
Une révolution s’esquisse dans l’artisanat qui pourrait rapidement échapper à ses anciennes définitions. Et cela converge très fortement avec les recherches récentes de Corinne Costa Erard fascinée par toute forme de transubstanciation ou de transformation alchimique. Mais l’œuvre appelée Silex n’a pas fait ce choix des artisans les plus novateurs, explorateurs du virtuel afin de faire disparaître les anciennes apparences pour en créer de nouvelles. Ce sont, au contraire, des artisans qui maintiennent d’anciens procédés qui ont été choisis. Silex amène a à se demander pourquoi.
Une réponse pourrait être l’apparition d’un confinement liée à la pandémie récente. Les artisans choisis, l’artiste apparaissant un moment comme artisane parmi ces artisans, sont les plus faciles à trouver puisqu’ils vivent presque tous dans un rayon de quelques kilomètres autour du domicile de l’artiste, rares sont ceux qui résident dans un département voisin ou sur le bord de l’Atlantique. Cela pourrait expliquer le choix fait jusqu’à présent. On peut cependant avoir des doutes sur cette explication qui peut d’ailleurs changer en 2022.
Une autre explication est possible. Si on part du silex comme outil adapté à la préhension de la main humaine, jadis définie par le pouce opposable, on peut croire que les outils légitimés par le temps seraient ceux qui sont le mieux adaptés à la main humaine (même si ce n’est pas toujours la main qui « manie » des outils). Cela est représenté symbolique par une prise (double) de l’empreinte de la main des artisans. Elle est réalisée avec du plâtre, ultérieurement transformée en petite sculpture de bronze. C’est ainsi que chaque artiste va avoir son double (ou son triple) symbolique avec sa forme et ses lignes propres, ce qui évite de voir la main dans son ensemble telle qu’elle a été formée (ou déformée) par des pratiques artisanales. L’usage de cette empreinte n’est ni policière ou biotypologique, ni irrationnelle ou chirologique. Elle est seulement identitaire et esthétique. Il s’agit de montrer ce que pourrait être le « silex » « parfait » pour une personne particulière, adapté à sa main et cela jusqu’à ses lignes propres.
Ce projet de montrer une continuité entre l’outil de la préhistoire qu’est le silex et l’artisanat présent impose de ne choisir que les artisans qui pratiquent des métiers manuels et donc d’éliminer tous ceux qui font appel à des machines et qui pratiquent des arts mécaniques qui sont aujourd’hui la majorité.
Une fois ces artisans choisis, ils sont photographiés ou filmés. Certains ne le sont pratiquement pas et d’autres le sont en surabondance. C’est le cas d’un pécheur professionnel qui exploite plusieurs étangs. Cela permet d’obtenir de très belles photographies, mais « l’artisan » en est pratiquement absent. Ce que l’on voit, ce sont des reflets sur la surface de l’eau, le temps qui passe et l’automne qui s’annonce, mais surtout la mort qui rôde, ce qui une fois l’artisanat oublié et les silex disparus, le véritable sujet de l’œuvre. On voit, sous l’effet d’une menace invisible, les poissons être obligés de remonter à la surface et on observe comment l’ange de la mort va s’emparer de leur vie d’une façon totalement aléatoire. Ce drame apparaît dans une très longue narration graphique qui est la métaphore parfaite de la pandémie en cours.
Car durant ce confinement, on a vu de multiples réactions chez les artistes. Il y eut ceux qui continuèrent à travailler comme avant dans la solitude de leurs ateliers, soutenus par leurs musiques habituelles. Il y eut aussi ceux qui eurent peur et continuèrent à travailler en exorcisant leurs angoisses. Les plus naïfs dessinèrent des boules avec des pointes. D’autres transfigurèrent les peurs collectives de façon plus ou moins intelligentes, plus ou moins esthétiques allant jusqu’à se dessiner eux-mêmes en train de tracer les bords d’un cube entourant peu à peu leur propre corps.
Enfin, il y eut tous ceux qui se murèrent dans leurs angoisses et cessèrent de produire des œuvres, voire d’imaginer les œuvres qu’ils pourraient produire après la pandémie.
L’œuvre Silex se construit ainsi autour de la série photographique quasiment interminable construite autour d’une mort collective. Echo des anciens tableaux montrant le massacre des innocents, mais aussi des œuvres de George Frederic Watts ou de William Blake.
Maintenant, on ne peut parvenir à ce monstre qu’avec l’aide d’Ariane. C’est elle qui donne les indices et le fil qui permettra de sortir du lieu de la découverte de la catastrophe. Car cette représentation de la mort, enfouie sous une avalanche d’images, ne vient pas par hasard. On est en face d’une métaphore de la fragilité dont la présence est si lourde de secrets qu’on ne peut que les taire. Le labyrinthe était une maison construite afin que ceux qui y entraient s’y perdent. Il y a des œuvres artistiques d’une grande complexité qui ont la même finalité. On y entre, mais on n’est jamais certain de pouvoir en sortir si on n’est pas aidé par l’amour d’Ariane.
Jean-François
Le jeu. 3 févr. 2022 à 22:19, Corinne Costa erard a écrit :
Merci Jean François pour ton regard porté sur ces portraits Silex
Le sam. 26 févr. 2022 à 19:10, Corinne Costa erard a écrit :
Bonsoir Jean François,
tu trouveras au travers de ce lien la page silex "paysage" en cours de réalisation.
Que penses tu de ce titre?
Le dim. 27 févr. 2022 à 00:25, Jean-François Clément a écrit :
Ma très chère Corinne,
Je comprends le titre "Silex paysage" puisqu’il se justifie par les travaux précédents dans lesquels des artisans ou des travailleurs manuels sont mis en valeur par des photographies alors que leur paume permet une prise d’empreinte analogue à un silex.
On peut donc garder le concept général qui permet de subsumer des séries différentes sous le titre de Silex.
Mais le sous-titre « paysage » ne convient pas à mon avis puisqu’il me paraît trop simple par rapport au projet. Mais je dois m’expliquer pour me faire comprendre. La série montre des photos retouchées lors d’une post-production avec un logiciel ou un outil créatif comme Paint, Adobe première, Illustrator, Photoshop ou d’autres logiciels semblables. En agissant ainsi, par une véritable mise en abyme, l’artiste devient alors artisan d’art. Il part d »’une photographie ordinaire, mais sélectionnée en fonction de ses couleurs. Toutefois, il n’est pas réellement artisan puisque c’est un programme informatique qui procède à cet ajout d’un effet artistique. On pourrait alors parler d’artiste numérique travaillant sur des images d’artisans. Il ne s’agit toutefois nullement des effets les plus courants, comme le recadrage, les changements d’éclairage ou de couleurs. On est ici dans l’étirement des pixels, sans toutefois avoir recours au « Stretch Effect », aujourd’hui courant. En effet, cet étirement n’est pas linéaire comme c’est le plus souvent le cas lorsqu’on sélectionne une ligne ou une colonne de pixels pour les prolonger. C’est d’abord une déformation ou une distorsion en élongation et en arrondi, toujours des doigts ou de la main entière afin de transformer l’organe corporel en œuvre esthétique. Ce faisant, on quitte la figuration ou la représentation originelle réaliste non pas pour aller vers l’abstraction comme c’est habituellement le cas, mais on fournit des images présentes depuis longtemps en peinture, c’est-à-dire depuis le XVIIe siècle, mais aussi chez les Ming de Chine, sous le nom d’anamorphoses. On pense, en effet, immédiatement aux Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune. On voit, en effet, ici des formes analogues à celles d’Holbein en bas de son tableau, on se demande si ces images qui nous sont proposées ne sont pas, elles aussi, codées. Comme on a la mémoire de ces anamorphoses, on s’interroge pour savoir si des images renvoient à un référent, d’autant plus que des éléments, certes de petite taille, sont restés des représentations mimétiques de la main humaine. On est donc dans la même situation que nos prédécesseurs, ceux qui virent le tableau d’Holbein avant Jurgis Baltrusaitis, un élève de Focillon, qui fut le premier à déceler un crâne humain, une vanité perceptible. Et il le fit en quittant sa position de spectateur situé en face à face par rapport à l’image. On est donc placé devant des images dont on devine qu’elles pourraient, au-delà de l’énigme apparente, avoir un sens, tout comme les devinettes peuvent se référer à des solutions. Le problème est que ces déformations ne nous permettent pas de retrouver facilement l’image initiale puisqu’il ne suffit pas de changer de position ou de faire tourner le tableau, ou de se mettre à terre, ou d’aller chercher un miroir plat ou cylindrique comme avec les anamorphoses habituelles. Ces images sont certes, comme les anamorphoses, toutes incompréhensibles, mais elles possèdent des éléments interprétables. Et l’on se demande s’il n’y a pas une forme au-delà ou par-delà la déformation. Il faudrait aujourd’hui reprendre le logiciel utilisé pour retrouver, en procédant à l’envers, l’image ou son référent. Pour Jacques Lacan, découvrir l’image cachée dans l’image, dans le cas du tableau d’Holbein, ce fut découvrir son propre néant, ce qui explique rétrospectivement les résistances qu’il y eut à le faire. Mais ailleurs, l’anamorphose permet de comprendre qu’une image n’est jamais définitive puisqu’elle dépend aussi du point de vue du spectateur. Et changer de point de vue, c’est aussi s’arroger le droit d’entrer dans le tableau et d’en devenir acteur puisqu’on est incité à le transformer à son tour. Au fond, il y a dans cette série, sans doute du silex puisqu’il y a des mains pourvues de creux et que l’on a, par convention, décidé que cette forme palmaire était semblable à un silex, façon de dire qu’il n’y a jamais eu de silex. Mais il n’y a pas de paysage et si on change le point de vue, le paysage (abstrait) cesse d’être un paysage ou il n’est qu’un paysage détourné. A l’inverse, l’illusion d’optique préfabriquée et destinée à perturber notre cerveau pourrait devenir un paysage. Telle est la loi de la peinture. Il y a toujours une perspective sur la perspective. Dans cette série, on veut à la fois montrer des gestes d’artisans et totalement les occulter. Tout est simple, même la complexité. Tout est complexe, même la simplicité. Silex, sed lex.
Bonne nuit Corinne,
Jean-François
Le jeu. 3 mars 2022 à 12:00, Corinne Costa erard a écrit :
Bonjour Jean François
J'ai tardé à te répondre, je souhaitais t'écrire mais manque de temps en ce moment...;
En échange, ces quelques cathédrales...à bientôt
Corinne
Le jeu. 3 mars 2022 à 14:36, Jean-François Clément a écrit :
Merci Corinne, je vais devenir évêque. Il y a déjà un trône, belle journée
Jean-François
Le mer. 6 avr. 2022 à 22:07, Corinne Costa erard a écrit :
Bonsoir Jean François,
Nous sommes à la veille des vacances, elles seront bienvenues pour poursuivre la recherche d'entreprises qui interviendront sur le chantier de notre nouvelle habitation.
Oui, une opportunité, nous avons acheté un plein pied sur Malzéville.
Je reporte mes rendez-vous avec les artisans.
Tu trouveras quelques nouvelles recherches dans CATHÉDRALES.
Merci pour tes textes transmis, je pourrai utiliser une partie pour une édition des carrés de 379 si tu le veux bien.
La nature est belle en ce moment.
A bientôt
Corinne
Le jeudi 7 avr. 2022 à 11:54, Jean-François Clément a écrit :
Bonjour Corinne,
Quel bonheur chaque fois que je te lis. Et je te soupçonne de savourer aussi la proximité des vacances de printemps, ce qui ne saurait désormais attendre bien longtemps. Ma voisine est dans le même cas et elle part pour Cologne et Amsterdam vendredi soir. Je comprends donc cette fébrilité. J’espère qu’à Malzéville, il y aura de la place pour un grand atelier bien éclairé puisque c’est essentiel, la vue sur la cathédrale (de Nancy) étant secondaire. Il est évident que tu es propriétaire de tous les textes envoyés et que tu en disposes selon tes besoins. C’est la célébration d’une création en acte qui est beaucoup plus qu’une manifestation de créativité puisque c’est aussi un affrontement contre la matière et une volonté de domination, peut-être aussi d’une prise de conscience des limites qui peuvent exister lors de tels projets qui ne peuvent être menés seuls et qui demandent toujours la collaboration difficile à obtenir de spécialistes en pointe dans leurs domaines propres de recherche, ce qui a un coût économique, sinon celui d’une capacité de séduction qui n’atteint pas nécessairement son but dans certains cas. C’est cette volonté qui revient sans cesse à l’œuvre comme dans le mythe de Sisyphe. Surmonter un obstacle qu’on s’est soi-même imposé et avoir le plaisir de trouver des solutions, au moins partielles. C’est là quelque chose de très particulier dans l’histoire de l’art, proche de ce que faisait Léonard de Vinci en particulier dans la partie qui n’était pas directement esthétique de son œuvre. Il y a le même projet, également cartésien, de devenir maître et possesseur de la nature et d’en tirer des beautés invues tout en gardant des objectifs humains. La quadrature du cercle en quelque sorte, autre type de défi. Et c’est cette permanence, d’une série à l’autre, qui est fascinante et qui m’en impose comme s’il s’agissait de prendre une revanche sur la vie antérieure, de l’effacer et de construire un autre monde où l’artiste se dévoile en mode démiurge. C’est peut-être ce qui justifie mon admiration et sans doute plus encore. C’est sur la pointe des pieds que je vais entrer dans la nouvelle série des cathédrales.
Jean-François
Le Lun. 11 avril. 2022 à 00:25, Jean-François Clément a écrit :
Le mot « cathédrale » a habituellement deux sens, c’est l’église où officie habituellement un évêque. C’est aussi, comme à Toul, une église qui fut jadis le siège d’un évêché aujourd’hui disparu. Métaphoriquement, c’est quelque chose d’important qui se place au-dessus de tout le reste comme peut l’être l’église-mère par rapport aux autres lieux de culte. On y trouve ce qui permet d’être mis au-dessus de ce qui est courant comme c’est le cas pour le trône (ou cathedra) de l’évêque. C’est aussi ce qui rend solennel des activités normales ou habituelles et leur donne une importance particulière du fait de leur qualité devenue éminente. Pour qu’il y ait cathédrale au sens figuré, il faut donc une promotion soit dans l’existence, soit dans l’essence.
Que tirer de cette remarque préalable, sinon que les photographies de Corinne Costa-Erard sont d’emblée mises au-dessus des images témoignant des gestes quotidiens des artisans. On passe des unes aux autres par un procès d’artification. Il y a eu une métamorphose qui est à proprement parler une sublimation. Il peut y avoir de la beauté dans les gestes de l’artisan. Mais dans les photographies réaménagées, on voit du sublime qui transcende le beau. Mais, à la différence de ce qu’en disent les analyses kantiennes, le sublime est ici accessible pour celui qui maîtrise les logiciels de traitement de l’image. Mais il paraît véritablement inaccessible aux autres, ce qui va créer chez eux des sentiments d’étonnement développant le respect face à l’œuvre donnée à voir plus que face au travail de l’artisan qui fut l’origine de l’œuvre.
Tout cela pose beaucoup de questions qui dépassent de beaucoup l’esthétique du sublime. Il existe, en effet, de multiples façons de dénaturer les formes naturelles. On peut, et c’est le projet de l’esthétique classique, supprimer toutes les petites anomalies pour créer une forme parfaite, définie ou non par le nombre d’or. On gomme les imperfections pour créer une forme correspondant à l’idée qu’on se fait d’une beauté sans tache. C’est aussi le projet de la chirurgie esthétique, y compris dans ses formes extrêmes visibles chez Orlan. On vise alors à se rapprocher le plus possible le l’essence du beau même si on ne peut montrer qu’une incarnation du beau, ce qui interdit de fait à viser l’essence.
On peut aller plus loin avec la caricature ou l’expressionnisme en surlignant les anomalies avec le but de faire rire ou, ce qui peut revenir au même, à faire peur et à souligner les dangers qui peuvent exister sous les apparences. Il y a là un autre projet de nature ironique. On garde les formes naturelles, mais on pousse certains éléments pour changer le sens de la forme globale. C’est ainsi que Louis-Philippe finit par devenir une poire et donc cesser d’être un roi. Dans le fauvisme, on garde les formes, mais on joue sur les couleurs dont on va augmenter les contrastes pour renforcer les émotions de celui qui les contemple et les voit autrement.
D’autres solutions sont possibles avec l’impressionnisme ou le tachisme. On garde les formes naturelles, mais on les dénaturalise par exemple en créant de la discontinuité là où les formes naturelles étaient continues.
Dans tous ces cas, avec le maintien d’un principe au moins partiel de mimétisme, les formes demeurent présentes. Mais on peut aussi les briser et c’est dans ce projet que s’inscrit le travail actuel de Corinne Costa-Erard. Comme l’avaient fait Braque ou Picasso avec le cubisme, elle s’empare des formes naturelles, celles dont témoignaient les photos, et parmi celles-ci les « belles » photos sélectionnées pour l’harmonie des formes ou des couleurs. Mais au lieu de considérer la photographie comme une représentation de la forme naturelle agissant sous le principe de mimésis, elle va en faire l’outil d’une transformation à la fois des couleurs et des formes.
Les possibilités sont infinies. Corinne Costa-Erard en a sélectionné deux seulement et c’est sur ce point que devra se concentrer la réflexion. D’une part, elle linéarise les formes naturelles. Un doigt, avec ses multiples particularités par exemple, va devenir un rectangle oblong « parfait ». Toutes les ridules disparaissent et la couleur devient homochrome, la forme continuant seulement à capter la lumière, seul lien avec le « réel » abandonné qui soit encore visible. L’image de l’église ordinaire a ainsi disparu et on a devant les yeux l’équivalent de la cathédrale sous sa forme achevée d’une construction gothique avec ses multiples audaces développées entre le XIIe et le XIIIe siècle. C’est la cathédralisation par le linéarisme. L’artisan est toujours là, mais l’œil n’en voit pratiquement plus rien, c’est la volonté de l’artiste qui s’impose en effaçant les images originelles. On a quitté l’image comme témoignage pour produire un projet artificatoire. On est passé de réel à l’art, ce qui implique, à la différence de Marcel Duchamp qu’il n’y a pas une beauté potentielle dans n’importe quel artefact, voir dans n’importe quel paysage redéfini comme exprimant une « beauté naturelle ».
L’autre procédé, plus étrange, utilisé par Corinne Costa-Erard consiste, au contraire, à courber les courbures afin de produire des formes globales posées sur un fond relativement homogénéisé. Et celles-ci feront penser à un embryon.
Ces deux transformations se font dans un espace global bipartionné ou plus souvent tripartitionné et dans lequel des harmonies de couleurs sont systématiquement recherchées dans des gammes homogènes de couleurs pastellisées.
Dans les deux cas, les formes sont poussées à se développer autrement qu’elles ne l’ont fait dans la réalité. Elles partent vers un excès de linéarité dans un cas, de développement d’une complexité originellement absente dans l’autre cas. Dans un cas, il y a une tension vers une forme d’abstraction géométrique que contredit la présence résiduelle d’un élément du corps humain gardant le souvenir d’un artisan qui fut à l’origine de la forme. Dans l’autre cas, c’est la forme qui va devenir le point de départ d’autres formes complexifiées dans un processus d’organogénèse où l’organe de la main est déjà visible avant tout autre organe, avant même tout tube neural. C’est bien une poche des eaux qui apparaît sur le fond homogène et ce que l’on voit ce sont les tissus possibles en gestation avant toute parturition. Et dans ce cas, les lignes droites laissent toujours place à des courbes encastrées les unes dans les autres.
Et ce sont ces deux types d’excès qui vont élever l’image au-dessus d’elle-même. Dans l’art classique, la beauté se présentait comme une forme de perfection. Elle n’était que formelle. Au contraire, vouloir faire de l’artiste autre chose qu’un démiurge remplaçant un ordre par un autre, capable de créer un ordre en le présentant comme co-créateur, voire comme créateur exclusif est un projet lié à la modernité, peut-être même à la post-modernité.
Que veut ce type d’art ? Le projet est de rompre avec la vision romantique qui voulait associer le grotesque au sublime afin de rendre compte de la capacité d’un créateur humain défini comme étant génial. Ici, on ne propose que deux points de vue sur le sublime, une fois disparue toute évocation d’un grotesque possible.
Resterait à savoir si cette artification par la sublimation est une cause de souffrance pour l’artisan tout d’abord dont le travail initial disparaît dans cette métamorphose des images qui célèbre désormais l’artiste et non plus l’artisan. Mais elle peut l’être aussi, comme chez Baudelaire pour l’artiste elle-même qui constate que des procédés artificiels produisent des formes d’une plus grande beauté que celles que produisait antérieurement sa propre main, voire son esprit concevant des productions médiatisées ne faisant pas appel directement à la main.
Mais on peut aller plus loin et penser que ces tremblements du monde ne produisent pas de la souffrance, mais sont produits par une souffrance antérieure qui resterait invisible si elle ne s’exprimait pas ainsi lorsque l’artiste devient artisane et qu’elle ne conçoit l’acquisition du statut d’artiste que dans le sacrifice de la volonté de devenir artiste par l’expression directe de son propre corps. Pouvoir transfigurer n’est possible que par le sacrifice de soi. Une cathédrale est soudain là dont on se demande qui a pu la concevoir, œuvre collective, œuvre anonyme.
Penser l’œuvre de Corinne Costa-Erard, c’est penser une embryogénèse alternative, une exogénèse qui se place entre un ordre linéariste déjà là et un ordre organiciste en cours de développement à partir de formes souches. C’est paradoxalement en choisissant de devenir artisane à côté d’artisans que l’artiste souligne son statut d’artiste qui ne se contente pas de reproduire mimétiquement des formes, mais qui les crée comme pouvait le faire le « divin » Mozart. Et c’est en cela que la simple église devient « cathédrale », qu’une musique sacrée ordinaire peut de transformer en musique d’orgue, produisant du sacré à l’intérieur même du sacré. Ou qu’une cathédrale déjà engloutie peut ressurgir autrement définitivement bouleversée et redevenue œuvre vivante.
Jean-François