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[SÃ]

 

Nancy le 19 Février 2018

 

« Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité »

Paul Verlaine

 

 

        Si le travail de Corinne Costa-Erard fait souvent appel aux nouvelles technologies, son principal médium reste l’humain. Ses créations fonctionnent comme des palimpsestes ; il faut percer le vernis pour pénétrer le cœur de l’œuvre. De même que la faiblesse physique de la femme fait oublier la force créatrice qu’elle dissimule, cette plasticienne emploie toute la puissance de sa sensibilité féminine pour créer des dispositifs plastiques impliquant le spectateur. Ainsi en 2014, son installation Réflexion-Résonance se dérobait à l’observateur refusant de pénétrer au sein de l’installation et se révélait à celui qui acceptait d’offrir les battements de son cœur pour réveiller l’œuvre par ses émotions. Dans son projet In’time, le mont de venus devenait tour à tour empreinte et paysage. Avec Signature, la série révélait en fait la multiplicité des individualités. Aujourd’hui avec [SÃ] c’est encore une invitation à une découverte sensualiste de l’art que propose Corinne Costa-Erard. Le visiteur étant au cœur du dispositif, je ne peux en donner qu’un commentaire subjectif. Il reviendra donc à chacun d’expérimenter cette installation et de lui donner un sens, en usant de tous ses sens.

 

L’image enfantine et estivale d’un seau, d’une bouteille, d’un coquillage et de pâtés de sable. Heureuse ambiance de bord de mer. Autour, des miroirs bleutés reflètent la lumière comme le soleil scintille sur la mer Egée. Cette mer qui fut fécondée par la semence d’Ouranos. L’écume sortant de son membre divin engendra Aphrodite. La déesse de l’Amour s’échoua sur le rivage porté par une conque, comme le représente Botticelli. Cette coque protectrice, avec ses plis et replis secrets est aussi mystérieuse que l’Origine du Monde. Avant Corinne Costa-Erard, nombreux sont les artistes qui ont usé de ce coquillage pour sa portée érotique. On pense à Verlaine (Les Coquillages, tiré de Fêtes Galantes, 1869), à Emile Gallé (La main aux algues et aux coquillages, 1904), ou encore à Odilon Redon (La Coquille, 1912). Dans sa poétique de l’espace (1957), Gaston Bachelard tente une psychanalyse de la matière : « il faudrait résoudre les contradictions de la coquille, parfois si rude en son extérieur et si douce, si nacrée en son intimité. Comment peut-il s’obtenir ce poli par le frottement d’un être mou ? Le doigt qui rêve en frôlant la nacre intime ne dépasse-t-il pas les rêves humains, trop humains ? ».

 

Faut-il donc voir Eros au cœur de cette installation ? A moins qu’il ne faille plutôt chercher Thanatos. Cette forme qui rappelle une vulve est en fait un squelette, le reste d’un mollusque disparu. Henry de Waroquier, dans sa toile Crânes et coquillages, quatrième méditation sur la mort - Le dialogue, le rappelle dans un étrange memento mori où deux cranes sont entourés de coquillages dont une conque impudique dressant une fente entre-ouverte sur un intérieur luisant couleur de chair. Mais que dire alors des miroirs sur les murs. Comme dans les œuvres d’Etienne Cournault la surface polie nous renvoie notre image. Nous nous voyons regarder. Plus que cela, ces panneaux de plexiglas teinté réfléchissent mais ne pensent pas. Approchons-nous et ils nous font cette fois réfléchir. La lumière révèle des corps gravés dans la matière. Ils semblent convulser, comme si le réseau de ligne qui les compose était lui aussi sous tendu par le combat entre la pulsion de vie et la pulsion de mort : Eros et Thanatos. Entre le seau et les miroirs bleus, douze petites étoiles en sable ont été façonnées. Elles s’effacent peu à peu, elles cherchent à revenir à leur plage d’origine. Peut-être celle de Sidon où l’imprudente Europe chevaucha un beau taureau blanc ? Nous connaissons la suite de ce mythe, le taureau est en fait Zeus qui a trompé Europe pour mieux tromper Héra. Il enlève la jeune fille et la viole à Gortyne sur l’ile grecque de Crête.

 

Reconsidérons tout [SÃ]:

La conque a perdu son habitant qui se déplace avec sa maison sur le dos. Un habitant condamné à migrer pour vivre. Autour de cette coquille vide, la trace d’un drapeau européen qui se délite comme un château de sable .Sur les murs, les corps d’hommes et de femmes se débattant dans l’eau. Pour ne plus les voir, il suffit de nous éloigner : nous ne verrons que nous. En regardant [SÃ], je revois cette mer Egée, lieu de villégiature idyllique, lieu mythique au sens premier du terme mais aussi lieu tragique aux portes de l’Europe où se jouent tous les jours des drames humains.

 

 

Les Coquillages

 

Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité

 

L’un a la pourpre de nos âmes
Dérobée au sang de nos cœurs
Quand je brûle et que tu t’enflammes ;

 

Cet autre affecte tes langueurs
Et tes pâleurs alors que, lasse,
Tu m’en veux de mes yeux moqueurs ;

 

Celui-ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse ;

 

Mais un, entre autres, me troubla.

 

Paul Verlaine, Fêtes galantes

Charles VILLENEUVE de JANTI
Conservateur en chef du Musée des Beaux-Arts de Nancy

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